Sfida Nova : Le communautarisme français va-t-il générer un problème « caldoche » en Corse ?
Il y a quelques mois, nous proposions une contribution au débat public sous l’intitulé « Sfida nova », l’objectif étant de sortir du marasme actuel et de faire face aux nouveaux défis que nous avons à affronter. Pour cela, il nous semblait nécessaire de prendre acte de l’échec patent de la politique mise en œuvre par la majorité autonomiste de la Collectivité de Corse et de lui substituer une stratégie de souveraineté.
Depuis la publication de ce texte, nous avons eu l’occasion de préciser nos positions, notamment lorsque la presse nous y a invité.
Par ailleurs, nous constatons que s’agissant de certaines problématiques, les lignes sont en train de bouger y compris parmi les élus non nationalistes, lesquels semblent en train de prendre conscience de la gravité de la situation. Le débat organisé aux Ghjurnate internaziunale sur la question foncière a montré que le constat, alarmant, était partagé bien au-delà du courant national.
La dilution culturelle en cours
Chacun en a désormais pris conscience : le solde migratoire est actuellement de 4000 à 5000 personnes par an, ce qui est considérable eu égard à notre démographie. Les chiffres de l’INSEE sont clairs et inquiétants : « Entre 2015 et 2021, la population augmente en moyenne de 1% par an, soit la croissance la plus dynamique des régions métropolitaines… » Notons qu’il s’agit du triple de la croissance française ! L’INSEE précise que « cette évolution est due exclusivement au solde migratoire » puisque notre solde naturel est négatif1. Une immigration trois fois plus importante qu’en France, alors qu’à la différence de l’hexagone, nous ne disposons en ce qui nous concerne d’aucun des moyens juridiques nécessaires pour faciliter l’intégration des nouveaux arrivants, notamment par la langue. Non seulement nos droits linguistiques sont bafoués, mais dans les discussions actuelles entre la Collectivité de Corse et Paris, il n’est aucunement question de les reconnaître.
De la même manière, la question du statut de résident pour lutter contre la dépossession foncière a été écartée des débats alors que la pression extérieure sur les prix met hors de portée des Corses l’accession à propriété et même souvent à la location (les loyers ayant été contaminés par les prix de vente de l’immobilier). Doit-on rappeler qu’entre 2006 et 2017, le prix des terrains à bâtir a bondi de 138 % (contre 68 % en France) ? Et les choses ne se sont pas améliorées depuis… En septembre dernier, le prix moyen au mètre carré était de 4046 euros pour les appartements et de 3910 euros pour les maisons (prix haut : 7232 euros !). De nombreux Corses ne peuvent plus se loger dans leur village ou leur quartier et quittent l’île pour laisser leur place à des Français plus fortunés, lesquels sont en mesure d’acquérir nos terres et nos maisons…
Le communautarisme français à l’œuvre
Les phénomènes de dilution et de dépossession que nous venons d’évoquer sont en cours depuis des dizaines d’années. Toutefois, ils ont longtemps été freinés par l’action résolue des clandestins. Malgré les succès électoraux nationalistes de la dernière décennie, le droit n’a pas pris le relai des bombes, ce qui a créé un appel d’air amplifiant considérablement les dégâts. Et la vacuité du projet actuel de révision constitutionnelle, passablement compromis du reste, n’ouvre de toute façon aucune perspective d’amélioration…
Par ailleurs, si les tendances néfastes qui se manifestaient jusqu’à présent progressaient à bas bruit, dorénavant, avec l’évolution des rapports démographiques, donc des rapports de forces, les choses se font ouvertement et même avec une certaine prétention. Des revendications communautaristes françaises sont désormais formulées publiquement sans le moindre complexe. Qui aurait pu imaginer il y a seulement dix ans un communiqué de presse comme celui de la FCPE 2A en juin dernier, s’opposant à la politique en faveur de la langue corse mise en œuvre… par le rectorat ? En un mot comme en cent, anu pigliatu cunfidenza…
Après des années et des années de minoration insidieuse de la seule communauté de droit sur la terre corse, après un accaparement systématique par les nouveaux venus des postes à responsabilités dans l’administration – y compris territoriale – on assiste aujourd’hui à un début de structuration politique d’une population qui n’a nullement l’intention de partager un destin commun avec les Corses…
“ Une immigration trois fois plus importante qu’en France, alors qu’à la différence de l’hexagone, nous ne disposons en ce qui nous concerne d’aucun des moyens juridiques nécessaires pour faciliter l’intégration des nouveaux arrivants, notamment par la langue. "
Vers un problème « caldoche » en Corse ?
Lorsque que dans une commune moyenne proche d’un grand centre urbain et ayant reçu ces dernières années un nombre conséquent de nouveaux arrivants, l’un de ceux-ci vient trouver le maire pour lui dire « Monsieur le Maire, avec nos amis nous avons observé que sur votre liste, il n’y a pas un seul patronyme continental », il ne s’agit pas d’une simple démarche individuelle offrant une contribution au travail municipal. Non, il faut manifestement y voir une revendication de type communautariste. Il n’est ici aucunement question de participer à une « communauté de destin » mais bien d’obtenir une représentation politique en tant que Français, avec l’idée d’en faire, à tout le moins, un groupe de pression. Autre exemple, lorsque dans une commune moyenne du littoral insulaire les deux opposants traditionnels sont contraints de s’unir pour ne pas perdre la mairie face à une liste de « continentaux », c’est sans doute une bonne idée de réaliser l’union devant ce danger. Toutefois, elle ne permet au mieux que de reculer l’échéance puisque si la tendance actuelle se confirme, les Corses, mêmes unis, finiront par être minoritaires et par perdre les responsabilités politiques dans leurs communes, puis au niveau de la Collectivité. J’ajoute que les maires corses qui nous ont fait part de ces difficultés ne sont pas nationalistes, mais qu’ils commencent à comprendre le problème que pose cette arrivée massive de plusieurs milliers de français, chaque année, sur le territoire de la Corse. Autre élément devant éveiller les craintes de cette nature : les scores très importants réalisés lors des dernières élections législatives par des candidats du Rassemblement national dont trois sur quatre n’avaient pas d’attaches en Corse…
Force est de constater que le risque est grand de voir se développer, face au peuple corse, une communauté concurrente organisée, laquelle se manifeste déjà – à travers des candidatures aux élections politiques ou professionnelles ou par une présence importante dans le milieu syndical et associatif – et va jusqu’à tenter de contrecarrer la mise en œuvre des quelques mesures actuelles en faveur de notre langue ! Une telle offensive est – faut-il le rappeler ? – aux antipodes de l’intégration à une communauté culturelle de destin, démarche d’ouverture que les nationalistes ont toujours préconisée. Si nous n’y prenons garde, ce phénomène va conduire à la naissance d’une problématique de type caldoche sur notre terre, ce qui compliquerait considérablement la question politique corse. Aux difficultés que nous connaissons déjà, notamment sur le plan social, s’ajouterait un clivage au sein de notre société qui ferait changer radicalement le « problème corse » de nature. La situation imposée à nos amis kanaks nous donne une idée de celle que nous aurions nous-mêmes dès lors à affronter…
“ Quant à ceux qui débarquent chez nous en pensant arriver sur un simple morceau de terre française – parce qu’achetée naguère à Gênes par la France –, ceux qui ne considèrent pas comme une chose naturelle que notre langue soit enseignée dans nos écoles, qu’ils sachent qu’ils ne sont pas les bienvenus et que les compagnies de transport qui les ont conduits chez nous vendent également des billets retour. "
La question la plus urgente…
Ainsi, même si les affaires institutionnelles conservent leur intérêt et méritent d’être traitées, la question la plus urgente est incontestablement celle que nous venons d’évoquer, à savoir l’installation d’une communauté française large et organisée, la dilution du peuple corse, la dépossession foncière dont il est actuellement victime, et évidemment le recul permanent de notre langue qui est à la fois le « sanctuaire de notre identité » et un puissant instrument d’intégration ayant fonctionné durant des siècles.
Aussi, plus que jamais doivent être défendues nos revendications historiques constitutives d’une véritable citoyenneté corse : statut de résident, coofficialité de la langue corse et corps électoral spécifique. Ces idées commencent à faire leur chemin, y compris dans l’esprit de nombreux élus non nationalistes, ne serait-ce que parce qu’ils risquent à court terme d’être privés de leurs mandats politiques au bénéfice de nouveaux venus…
Quant à ceux qui débarquent chez nous en pensant arriver sur un simple morceau de terre française – parce qu’achetée naguère à Gênes par la France –, ceux qui ne considèrent pas comme une chose naturelle que notre langue soit enseignée dans nos écoles, qu’ils sachent qu’ils ne sont pas les bienvenus et que les compagnies de transport qui les ont conduits chez nous vendent également des billets retour.
Jean-Guy Talamoni