Les Kurdes ? Un peuple, une langue, une histoire, un territoire. Tous les éléments constitutifs d’une nation sont sur la table. Mais le Kurdistan est une nation sans État. Ce n’est pas original. Des nations sans État, le monde en compte un certain nombre qui toutes, plus ou moins, avec des fortunes diverses, luttent pour leur indépendance. En Europe, la Catalogne, la Corse, l’Euskadi sont les exemples les plus connus pour avoir chacune un mouvement national actif, organisé et majoritaire.
Mais c’est le cas des Kurdes, me direz-vous. Oui, et les Kurdes ont des forces armées, les peshmergas d’Irak et les combattants du PKK turc essentiellement, qui ont amplement contribué à l’éradication de l’État Islamique dans la région, en Syrie et dans le Nord de l’Irak.
Alors, où est le problème ? Pourquoi lorsqu’il est abordé, essayistes et analystes parlent de L’impossible État kurde, ou de La Malédiction kurde ? Parce qu’indépendamment des ses atouts, la revendication kurde est plombée par une situation géopolitique insoluble et une indifférence générale - lorsque ce n’est pas une hostilité - des grandes puissances.
Le Moyen Orient est une zone d’instabilité permanente depuis des siècles et le pétrole n’a fait qu’aggraver la situation. Entre les guerres tribales, les prises de pouvoir éphémères, l’instabilité continuelle et les interventions extérieures dès que les ressources pétrolières ou les intérêts stratégiques sont menacés, nous avons tous les ingrédients pour favoriser un état de conflit - déclaré ou larvé - permanent. Il est évident qu’entre les querelles des uns et des autres, arbitrées par les intérêts des grande puissances - la Russie, les États-Unis et la Chine, puissance émergente dans cette partie du monde - le problème national kurde n’intéresse personne et le statu-quo convient à tout le monde.
Le Statu-quo justement, c’est le deuxième handicap majeur du peuple kurde. La nation kurde s’étend sur quatre États-Nations incontournables dans la région : la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak. Et cela ne date pas d’hier, c’est une situation qui remonte à l’Antiquité. Pas sur sa forme actuelle, bien sûr, les frontières et les empires ne revêtaient pas les mêmes organisations qu’à notre époque. Mais déjà, à l’origine, les Kurdes sont disséminés entre la Perse, l’Anatolie, l’Empire parthe et le royaume d’Arménie.
Des indépendances éphémères
Avec la chute de l’Empire ottoman qui englobait le Kurdistan, après la première guerre mondiale, les Kurdes obtiennent un État par le traité de Sèvres en 1920, le premier État kurde indépendant, le Kurdistan. Mais les termes du traité ne seront jamais appliqués ! Les Turcs de Mustapha Kemal Atatürk auront tôt fait d’anéantir les espoirs d’un État kurde indépendant. Il y aura peu de temps après un Royaume du Kurdistan proclamé en Irak et balayé en 1924 par l’armée britannique qui occupait l’Irak à l’époque. Et une république kurde, la République d’Ararat, proclamée par les kurdes de Turquie en 1927 et écrasée trois ans plus tard par l’aviation du même Atatürk. Et il en sera de même de la République de Mahabad proclamée par les Kurdes d’Iran en 1946 et anéantie par les armées iraniennes un an plus tard.
Retour à la case départ : le peuple kurde réparti sur quatre États frontaliers, la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak.
Mais la révolte est toujours là. En Turquie, le PPK, Parti des Travailleurs kurdes, fondé en 1978 par Abdullah Öcalan est en lutte armée contre le pouvoir turc, même après l’arrestation et l’emprisonnement d’Öcalan. En Irak, à la faveur des deux guerres du Golfe - 1991 et 2003 - les Kurdes d’Irak et leurs peshmergas, les combattants kurdes de Massoud Barzani, obtiennent l’autonomie du Kurdistan irakien. Mais malgré l’écrasante majorité du oui à l’indépendance lors du référendum de 2017 (92%), le redéploiement de l’armée irakienne dans la région et les querelles internes des mouvances nationalistes kurdes, réduisent à néant les espoirs d’un État Kurde indépendant.
Une situation inextricable
Ils sont pourtant entre 35 et 40 millions, les Kurdes, répartis entre quatre États-Nations : 12 à 15 millions en Turquie ; 6 à 7 millions en Iran ; 5 millions en Irak ; 3 millions en Syrie. À ceux-là s’ajoute une importante diaspora disséminée à travers l’Europe (l’Allemagne à elle seule en compte 1 million), les pays voisins du Moyen Orient ( Arménie, Azerbahijan, Turkestan, Géorgie, principalement), l’Amérique du Nord. Un peuple de 35 millions d’individus peut apparaître comme une force. En fait, dans le cas des Kurdes c’est un handicap supplémentaire.
Oui : En Turquie, ils représentent 24% de la population du pays ; en Irak 21% ; en Iran 18%. Quel pays accepterait de se voir amputé d’un quart ou d’un cinquième de sa population ? Avec les conséquences économiques, diplomatiques, politiques que cela impliquerait ? D’autant - autre handicap - que les Kurdes sont musulmans, comme leurs colonisateurs. Et même si l’Islam kurde (80% de sunnites, 20% de chiites) n’est pas l’Islam de l’Arabie Saoudite, des Frères musulmans ou de l’Iran. Les femmes kurdes, notamment , participent souvent sur un pied d’égalité avec les hommes à la vie politique et militaire des forces kurdes et chacun a en mémoire le rôle des redoutées combattantes kurdes contre Daesh. Mais ils ont la même origine cultuelle que les États qui les occupent et qui les intègrent. Pour le monde occidental, qui n’a pas beaucoup le sens des nuances, ils appartiennent au même groupe ethno-religieux.
Et - conséquence supplémentaire de son importance numérique - le nationalisme Kurde n’est pas homogène, il s’en faut. Entre le PKK d’Öcalan d’inspiration marxiste, le PDK parti démocratique de Barzani, l’UPK, parti laïque et anti-féodal (!) créé par Jalal Talabani, le HÜDA PAR d’inspiration plus ou moins islamiste, le HDP, parti turc de gauche défendant les intérêts kurdes, pour ne citer que les plus connus et la kirielle de partis et de mouvances réparties sur quatre pays, on est loin de l’entente cordiale. On serait même souvent à couteaux tirés… Sans parler des querelles tribales, ça et là.
Le bout du tunnel ?
On le voit avec cet aperçu rapide d’une situation pour le moins difficile, on imagine mal le bout du tunnel pour un peuple qui semble voué à une lutte sans fin pour une indépendance illusoire. D’autant que le Moyen Orient est une aire de jeu et d’intérêts pour les grandes puissances, Russie, Étas-Unis, Chine, avec un État d’Israël prêt à intervenir pour préserver ses intérêts et ses annexions territoriales parfaitement illégitimes.
Alors, les Kurdes…
La Russie de Poutine a son prè carré en Syrie qu’elle tient à préserver pour des raisons stratégiques évidentes. Il ne va pas faire de peine à Bachar El Assad. Exit les Kurdes de Syrie.
Les États-Unis et leur allié israélien surveillent de près l’Iran, prêts à intervenir au moindre prétexte. Les Kurdes d’Iran, ce n’est pas leur problème.
L’Allemagne compte pas loin de 3 millions de turcs (d’origine ou immigrés légaux) sur son sol. Elle est par ailleurs une alliée traditionnelle de la Turquie. Elle ne va pas faire de misère à Erdogan. Et si l’Europe avait des velléités d’élever la voix, le président turc ouvre ses frontières à 3 millions d’immigrés qui se précipiteront en Europe qui ne sait déjà pas gérer les siens. Les Kurdes de Turquie ? C’est pour les protestations de principe de quelques droit-de-l’hommistes.
Reste l’Irak. C’est le seul pays où les Kurdes qui constituent le Nord du pays ont une large autonomie, avec un gouvernement, le GRK, reconnue par la Constitution irakienne de 2005, suite à la défaite de l’Irak après la deuxième guerre du Golfe. Les États-Unis, qui avaient pu compter sur les peshmergas de Barzani comme alliés pour lutter contre l’armée de Saddam Hussein, en sont à l’origine. Et il faut dire que les Kurdes d’Irak menaient une lutte acharnée depuis des décennies contre le colonisateur irakien. Mais comme nous l’avons vu, le oui à l’indépendance de 2017 a vu l’armée irakienne revenir s’installer dans la région. Et les États-Unis qui ont de gros intérêts pétroliers en Irak - et incidemment dans le Kurdistan irakien - ne vont surtout pas intervenir. Les Kurdes d’Irak attendront.
Seul un effondrement de l’État irakien permettrait au Kurdistan irakien d’accéder à l’indépendance. Mais là encore, il semble improbable que la Turquie laisse faire sans intervenir.
L’insoluble équation kurde ? J’espère me tromper. J’espère que ceux qui parlent de la Malédiction kurde, de l’Impossible État kurde se trompent. Mais le passé et le présent du peuple kurde n’incitent pas à un optimisme démesuré…
Yves Bourdiec