Emprise mafieuse : la pieuvre bleu blanc rouge (#172)

De tous temps l’attitude de l’Etat français à l’égard du trafic de drogue a été ambivalente. Il n’est nul besoin de remonter aux guerres de l’opium du 19ème siècle où la France, en toute logique coloniale, s’employa aux côtés de ses alliés du moment, à créer militairement  les conditions optimales pour que la production et la diffusion de la substance,  à des fins tout autres que thérapeutiques, prissent leur plein essor. (1)

Plus près de nous, en 1993, on pouvait découvrir dans un article du Journal International de Médecine (2), intitulé « Drogue: les États complices » comment de véritables « barons de la drogue » étaient reçus officiellement en grande pompe par la France. Dans une interview Alain Labrousse, Directeur de l’Observatoire Géopolitique des Drogues (3), livrait ces informations: « Le Pakistan est encore le grand pourvoyeur de l’Europe en héroïne à travers la route des Balkans… Tout le monde sait qu’une partie du pouvoir politique actuel au Pakistan est compromis dans le trafic de drogue. Il y a au moins trois ministres et cinq députés qui sont des grands barons de l’héroïne. Leurs noms figurent dans des rapports confidentiels, américains en particulier. Or Monsieur Nawaf Chariff, Premier Ministre, est venu en visite officielle en France en janvier… la question de la drogue n’a pas été mise à l’ordre du jour ». Alain Labrousse devrait d’ailleurs préciser plus tard, à ce sujet, que la vente de sous marins français au Pakistan constituait, selon lui, un exemple de blanchiment de l’argent de la drogue au plus haut niveau des États. En attendant, il déclarait notamment: «  En France, on aura bientôt des scandales où la justice et le pouvoir politique seront pénétrés, infiltrés par les trafiquants. Or, avoir des groupes mafieux infiltrés à tous les niveaux de l’Etat, c’est extrêmement grave ».

En plus de trente ans, depuis ces affirmations, la situation n’a fait que s’aggraver même si – la société française étant de plus en plus délibérément cloisonnée – cela peut rester partiellement caché; ce, soit dit au passage, qu’une société de proximité où existe un lien social naturel comme en Corse, où « tout le monde connaît tout le monde », ne permet pas. Dès lors, l’incessant procès fait à cette proximité nous apparaît aujourd’hui pour ce qu’il est vraiment: un argument en faveur de la mise au pas de tout un peuple qui refuse de disparaître, plus qu’une piste de réflexion réelle pour résoudre nos problèmes.

En Corse dans les années 80, alors que le mouvement de libération nationale, dans toutes ses composantes, alertait l’opinion et entamait une lutte âpre contre le trafic de drogue, les instances officielles en niaient l’importance. Pourtant, paradoxalement, en 1985 une affaire défraya la chronique, mettant en évidence la parfaite connaissance du problème par les autorités, et, surtout la manière dont elles pensaient s’en servir. Deux officiers de police, Robert Montoya et Fabien Caldironi travaillant en étroite collaboration avec le juge Frédéric N’Guyen, furent inquiétés pour leur participation présumée à un trafic de stupéfiants. Officiellement, ils étaient censés infiltrer un réseau de trafiquants. En réalité, tout en favorisant un trafic qui leur rapportait des bénéfices substantiels, leur principal objectif semblait bien de participer activement à l’intoxication de la jeunesse corse et à recueillir par le biais d’informateurs toxicomanes des éléments sur les activités politiques des jeunes militants nationalistes. Un certain nombre de débordements et d’imprudences, ainsi que la découverte par le mouvement national de leurs agissements, mirent fin à  cet épisode. Brièvement incarcérés en mars 1988, pour « infraction à la législation sur les stupéfiants », ils furent opportunément disculpés assez rapidement.

On devait retrouver ces deux protagonistes mêlés à d’autres affaires éclairantes quant à leur statut particulier, notamment lors du scandale des plombiers du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Robert Montoya et Fabien Caldironi furent impliqués dans cette rocambolesque histoire d’écoutes téléphoniques visant un huissier du CSM. À l’époque, malgré leurs dénégations, de nombreux observateurs les soupçonnaient d’avoir agi sur ordre de Christian Prouteau, chef de la cellule antiterroriste de l’Elysée. Il faut savoir que dès la création de cette cellule, en 1982, le commandant Prouteau, cherchant des connaisseurs de la question corse, avait fait appel à leurs services. L’ex-capitaine Paul Barril, aurait d’ailleurs confié que  “Montoya était un excellent informateur de la cellule. Il savait beaucoup de choses sur la Corse… ».
Retraité de la gendarmerie avec le grade d’adjudant, on devait retrouver Robert Montoya en Afrique comme conseiller de Laurent Gbagbo, et à la tête de sociétés employant près de 2500 personnes dans sept pays africains. En 1998, un rapport de l’ONU indiquait que Robert Montoya avait probablement recruté quelques 300 mercenaires pour assurer, dans l’ex-Zaïre, la protection du maréchal Mobutu. Il avait également fondé la Société africaine de sécurité (SAS), une entreprise de droit togolais spécialisée dans la sécurité, le gardiennage et le transport de fonds.

En décembre 2005, il fut interrogé par la police togolaise, et les locaux de sa société de sécurité privée, située sur l’aéroport de Lomé, furent perquisitionnés. Il avait alors été accusé de trafic d’armes par le ministre de la défense togolais, Kpatcha Ngnassingbé lui-même. La même année, les experts des Nations unies signalaient que « les deux tiers des marchés militaires de la Côte d’Ivoire entre 2002 et 2004 » avaient  « transité par la Darkwood », une société fondée par Robert Montoya.(4)

Il ne s’agit là que d’un exemple quelque peu anecdotique, parmi tant d’autres, mais qui démontre bien que les Corses ont tout intérêt à trouver avant tout en eux-mêmes la force et la méthode qui leur permettront de solutionner les problèmes qui se posent à eux, aussi sensibles soient-ils.

Si l’on additionne tous les coups tordus, notamment les opérations barbouzardes, tous les contacts occultes, ainsi que le recours à des malfrats de tout poil pour neutraliser le mouvement national corse, jusqu’aux options les plus radicales à l’encontre de ses militants, si l’on tient compte de la complaisance des pouvoirs public concernant certains dossiers où spéculation, monopoles privés et blanchiment d’argent sale font bon ménage avec des autorisations officielles émanant des plus hautes sphères de l’Etat, quelques conclusions s’imposent:

Tous les observateurs un tant soit peu objectifs, s’accordent à dire que l’Etat français a privilégié la chasse aux nationalistes corses, laissant prospérer une voyoucratie de plus en plus florissante.

Ce qu’on omet de dire, c’est que l’Etat a toujours utilisé ce que, pour le coup, on ne devrait pas avoir peur de désigner comme ses réseaux mafieux, aux quatre coins de son empire colonial, dont la Corse, lorsqu’il s’agit de défendre certains intérêts.

Et curieusement, on parle de mafia corse, tout en n’admettant pas que les Corses soient un peuple, mais on ne parle jamais de mafia française.

Pourtant les Corses qui participent à des opérations criminelles, ne le font jamais pour servir les intérêts de leur pays mais plutôt, souvent, ceux des consortiums ou des spéculateurs auxquels le législateur français fait la part belle.

Quant aux circuits de blanchiment de l’argent du crime, et notamment du trafic de drogue, ils empruntent des chemins qui se situent le plus souvent à l’étranger, et plus particulièrement en France.

Quand les Corses demandent des mesures spécifiques pour contrecarrer ces logiques (5), et extraire durablement le corps social des pressions mafieuses, tout leur est interdit. Par contre des dispositifs répressifs exceptionnels, sur fond de diabolisation de cette proximité qui forge notre lien social et culturel, eux, sont à l’ordre du jour.

Et l’Etat français, parrain de tous les parrains, se voit décerner un blanc seing… pour régler ses affaires de famille sans doute. Et pour utiliser, comme bon lui semblera, un arsenal judiciaro-policier qui, on nous le promet, ne servira aucun objectif politique et nous garantira contre l’arbitraire auquel nous sommes malheureusement habitués: les promesses, pour paraphraser un ancien ministre de l’intérieur français, n’engagent toutefois que ceux qui y croient.

Lorsqu’on met bout à bout tous ces éléments, on s’aperçoit qu’au delà de querelles sémantiques subalternes, si l’on veut combattre réellement l’emprise mafieuse en Corse, il serait pertinent de ne pas oublier que la pieuvre est beaucoup plus bleu blanc rouge qu’on veut bien nous le dire.

  1. 1. un article édifiant sur les conséquences des guerres de l’opium est à retrouver via internet sur le site « village de la justice », intitulé « Quand la France vendait l’opium Indochine française » (par Vincent Ricouleau, professeur de droit – 19/09/2017, modifié le 02/06/2023).
  2. 2. JIM numéro 252, février 1993, « Drogue, les Etats complices ».
  3. 3. En décembre 1992, le Docteur Jean Claude Dominici était mandaté par l’Associu Corsu di a Salute pour assister au colloque organisé par l’Observatoire Géopolitique des Drogues à l’Arche de La Défense à Paris. Son travail incessant et ses contributions au service de la Corse sont ici à souligner.
  4. 4. Se référer, entre autres, à l’article paru dans le journal Le Monde/Afrique/(10.01.2006) sous le titre: « Robert Montoya, un plombier en Afrique).
  5. 5. Cf. Conférence de presse du mouvement Nazione du 06/03/2025.

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